(1905-1994)
Témoignage de Lisbeth (née en Février 1935 et adoptée à 18 mois) :
« LUCIEN WEIL, mon père adoré
Peut-être un qualificatif trop fort, c’est celui qui me vient spontanément. Ma plume court, elle est vraie !
Depuis ton départ, je me souviens de tous ces matins où mon réveil devait me faire accepter la terrible vérité, ton absence. J’avais si mal ! Tant de choses à te dire, à partager avec toi.
Nous avions tenté de le faire, les deux dernières années.
- « Madeleine est sortie, tu viens ? »
Je fermais mon bureau d’infirmière pour expliquer mon absence. Je courrais dans le métro comme pour aller à un rendez-vous amoureux.
Tu m’attendais derrière la porte, nous montions tous les deux. L’atelier nous accueillait. Il y avait souvent un nouveau tableau et je devais donner mon avis.
- « Papa c’est beau ! »,
- « tu crois ? »
Il était si souvent incrédule quand il montrait une nouvelle toile. Ses couleurs nous sautaient au visage ; les bleus, les camaïeux, les jaunes entrelacés d’orange. Sa palette était sur le chevalet, il ne pouvait plus la prendre sur son poignet gauche depuis ses accidents cardiaques. Sa fragilité avait encore décuplé sa sensibilité. Il fallait être poète ou simplement sa fille pour comprendre ces assauts de lumière qui irradiait de ses toiles.
Les portraits de femmes interpellaient, je sentais qu’il y avait de l’amour dans tout cela ! Il faut être un peu amoureux pour dessiner un joli nez ou des courbes plus intimes. Immédiatement m’arrivaient des souvenirs de petite fille lorsque je me cachais dans un coin du balcon qui surplombait l’atelier. Ma mère toujours présente veillait au drapé sur les hanches des modèles. Madeleine avait mis de côté son propre talent pour assister son peintre à elle. Aucune jalousie, l’art ruisselait à flot.
Nous nous quittions très doucement, le vite, le métro, le travail !
Des souvenirs encore et encore ! La guerre, puis le maquis en Auvergne. Une installation précaire que mon père acceptait, la toilette dans une cuvette, souvent des pommes de terre ; il peignait, peignait, offrait des dessins, des esquisses à des villageois qui nous avaient aidés. Il était portraitiste et vendait aux dames plus aisées. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre de sa situation de « maquisard ». Quand l’ennemi était trop proche, il disparaissait dans les bois avec les compagnons, ma mère m’accompagnait dans une ferme où j’étais reçue comme une princesse.
La paix était là enfin ! On chantait et dansait partout dans notre village.
Le retour à Paris, la maison vide ! Mon père tenant son cœur, il souffrait. Ma mère l’avait fait assoir sur une marche de l’escalier. Je l’ai vu pleurer.
Sa sensibilité fut mise à dure épreuve pendant toutes ces années de guerre, puis il fallut recommencer. Le néant de l’atelier m’avait tant impressionnée mais ne fut que temporaire !
Ses tableaux devinrent plus sombres, mais c’était beau, poignant. Ils racontaient toute la tristesse, le désarroi puis l’espoir. Il avait raison !
Il chantonnait en alsacien, sa voix était belle. Il avait d’ailleurs hésité entre la peinture et le chant. La mairie de son village avait tranché en lui offrant ses études de peinture.
Plus tard, bien plus tard, je regarde avec avidité tous les tableaux qui ornent les murs de notre maison ; ils sont là, bien présents. Je pense que c’est eux (et aussi leurs dimensions parfois imposante) qui nous ont empêchés de quitter l’atelier pour un lieu plus adapté à notre âge et notre famille.
Ils sont là dans mon intérieur, côte à côte et me rappellent le talent de celui qui les a fait naître et sa discrétion ; il ne parlait que peu de lui-même, c’était un tendre, un pudique mais on pouvait le découvrir dans ses œuvres.
Travailleur acharné, il aimait le beau qu’il distribuait sans compter. D’abord une enfance difficile, puis la guerre avait achevé de le modeler tout en tendresse et générosité.
File le temps, mais reste ancrée en moi cette connivence inoubliable née de ce peintre et offerte à la petite fille que j’étais puis à la femme que je suis devenue. »
***
Témoignage de Claudine (née en Octobre 1942 et adoptée à 4 ans ½) :
« Je me souviens de mon père, Lucien, peignant sans cesse, le matin à mon réveil, le soir quand je rentrais du Conservatoire. Il était toujours au travail et parfois, malgré ma fatigue de la journée il me demandait de poser, quelquefois avec mon violon. A contre-cœur je m’exécutais ce qui donnait un air boudeur à mon portrait.
Quelques années plus tard ce fut différent : le visage sur ma main, de trois quart et cheveux défaits (il les trouvait si beaux et moi je voulais les couper). Il ne m’avait demandé que deux séances de pose pour réaliser ce tableau !
Ce qui me fascinait c’était sa technique ! Il cadrait un paysage ou un modèle avec ses mains, donnait quelques coups légers de fusain mais ne faisait pas de croquis et c’était partit. Il posait directement ses couleurs à l’huile sur la toile et l’œuvre naissait sans hésitation.
Seules les parties de pêche à Erquy en Bretagne le faisait quitter sa palette et ses pinceaux ; j’aimais beaucoup l’accompagner et ma mère se joignait aussi à nous, étonnée de mon habileté à attraper toutes sortes de crustacés et mollusques.
Madeleine peignit moins après mon arrivée dans la famille sauf pendant nos séjours bretons où elle réalisait des paysages et des intérieurs. Lucien était quelqu’un de sensible, émotif et inquiet ; mais je suppose qu’il faut une fibre particulière pour s’exprimer autant dans les choix de thème, les postures, les regards, la couleur et surtout la lumière.
Je ne me lasserai jamais d’admirer ses œuvres ainsi que celles de ma mère dont les murs de ma maison sont recouverts.
Je me souviens encore de visites à l’atelier de quelques écrivains, peintres et autres artistes qui appelaient mon père « Maître ». J’étais admirative aussi de sa voix lorsqu’il se mettait à fredonner ou chanter, je lui disais : « Tu aurais pu être chanteur d’opéra ! ». J’étais vraiment fière de lui. Pourtant c'était quelqu'un d'humble qui n'a jamais rien fait de particulier pour son succès hormis des expositions régulières pour vendre son travail et celui de ma mère.
Mes parents vivaient pour l’amour de l’art, c’était leur moteur. Ils n’ont donc jamais fait de compromis. Cela explique pourquoi, tout en subsistant de leurs œuvres, ils vécurent très modestement toute leur vie.
Il nous a quittés lorsque j’étais jeune maman et enceinte de mon 2ème enfant, diluant ma tristesse. C’est plus tard que j’ai souffert et pris conscience de son absence et de tout ce que je ne pourrai plus partager avec lui.
Après le décès de Madeleine en 1994, j’ai rassemblé beaucoup d’œuvres de mes parents pour organiser une vente aux enchères à Angers en 1996. Elle eu un vif succès et surtout a permis de refaire circuler leur travail et donc de faire remonter leur cote artistique. Je suis heureuse de voir vivre à présent leurs œuvres au-delà du temps qui passe et aujourd’hui ils sont toujours un peu là avec moi. »