(1905-1994)
Le vestibule ensoleillé dont j’ai beaucoup parlé, conduit à la salle à manger. Il y fait toujours sombre, les fenêtres donnent à l’Est ; des rideaux et des plantes grimpantes prennent le jour. De l’autre côté, au dehors, il y pousse un jasmin blanc qui sent très bon et tout près de là, à terre, se voient les grosses racines d’un jasmin géant (de Virginie) aux grandes fleurs oranges. J’ai joué là souvent avec un peu de terre, les creux du mur, les torsions des racines ; c’était un pays fantastique que je trouvais beaucoup plus à ma taille, préférable au monde réel beaucoup trop grand, trop peuplé à mon goût et où je n’étais tout de même pas la plus importante personne.
Dans la salle à manger je me souviens : le buffet, la table et les chaises couvertes de cuir bordé de gros clous, bien rangées le long du mur. Sur la cheminée, la pendule est de marbre noir, elle est très grande ; de chaque côté il y a des coupes à pied de marbre noir aussi. Tout cela se découpe devant le miroir qui reflète une pauvre lumière argentée. Aux yeux des enfants, les pendules ont une figure : celle-ci avait une petite roue apparente, se balançant comme une araignée, deux trous pour les clefs servant à remonter le mouvement de la sonnerie. Tout cela lui faisait une tête sévère.
Puis la photo de ma mère et de ma tante : deux petites filles, une brune de huit ans aux yeux brillants, un nez pointu, très éveillée, très fière, les cheveux relevés d’un ruban en haut de la tête ; l’autre de quatre ans, lourdement appuyée sur un cerceau, de gros mollets, l’air d’avoir mal au cœur et de bouder. La photo est brune et jaune. Plus haut celle du frère de "Père", les cheveux coupés en brosse : c’est l’oncle Antoine qui est mort à vingt ans au régiment, il y a longtemps. Il est beau, il ressemble à "Père". Dans un cadre, la Légion d’Honneur du papa de "Père" avec le certificat signé de l’Empereur.
Des repas pris à cette table, rien ne subsiste en moi. Je sais seulement que chacun a une timbale d’argent. Sur la mienne « Madeleine » est gravé. Celle de Grand-père est à pied, très haute, très grande ; c’est vraiment lui le chef.
Dans cette salle à manger, le jour du mariage de ma tante Gaby, j’étais placée près de la pièce montée. Le matin il y avait eu de belles toilettes, la messe, la photo dans la cour (je l’ai encore). Après le repas on a fait de la musique au salon. Mon gros succès fut celui de la chanson bien apprise :
"Ma mère aux vignes m’envoyait Je ne sais comment ça s’fit En chemin Colas m’abordait…"
Plus tard, quand il fit noir, j’allais me coucher. Longtemps je me suis demandé qu’était devenue l’après-midi de ce jour surprenant.
A suivre...